Le signal rouge
(The red signal)
— Oh ! que c’est passionnant, s’écria la jolie Mrs Eversleigh en écarquillant ses beaux yeux bleus un peu vides d’expression. On dit toujours que les femmes ont un sixième sens. Pensez-vous que ce soit vrai, sir Alington ?
Le célèbre aliéniste sourit avec ironie. Il méprisait totalement les femmes jolies et sottes comme celle-ci. Alington West faisait autorité en matière de désordres mentaux et ne sous-estimait pas son importance. C’était un bel homme quelque peu poseur. Il répondit :
— Je n’ignore pas toutes les sottises qui ont cours. Un sixième sens ? Qu’est-ce que cela signifie ?
— Vous autres savants êtes toujours trop sévères. Mais la manière dont on sait les choses par avance, ou plutôt dont on les sent, est positivement mystérieuse. Claire sait de quoi je parle, n’est-ce pas, Claire ?
Elle s’adressait à la maîtresse de maison en faisant la moue et en levant une épaule.
Claire Trent ne répondit pas tout de suite. Le dîner avait été intime et n’avait compris que les hôtes – Claire et son mari Jack, Violette Eversleigh, sir Alington West et son neveu Dermot West, ami de Jack Trent. Ce dernier, un peu lourd et rubicond, répondit en riant :
— Allons, Violette, si votre meilleure amie est tuée dans un accident de chemin de fer, vous vous souvenez aussitôt que vous aviez rêvé d’un chat noir la semaine précédente et que vous aviez senti qu’un malheur était imminent.
— Non, Jack, vous confondez prémonition et intuition. Voyons, sir Alington, vous avouerez que les prémonitions existent.
— Jusqu’à un certain point sans doute, répondit froidement l’aliéniste. Mais la coïncidence existe et aussi la tendance à tout exagérer – il faut en tenir compte.
— Je ne crois pas aux prémonitions, dit Claire d’un ton sec, ni à l’intuition, ni au sixième sens, ni à toutes les choses dont nous discutons sans réfléchir. Nous ressemblons à des trains qui foncent dans la nuit vers des destinations inconnues.
— Votre exemple est mal choisi, déclara Dermot West, qui prenait pour la première fois part à la discussion. (Ses yeux gris brillaient curieusement dans son visage hâlé.) Vous oubliez les signaux…
— Quels signaux ?
— Vert quand la voie est libre, rouge quand il y a danger.
— Rouge pour le danger, que c’est passionnant ! murmura Violette Eversleigh.
Dermot lui tourna le dos avec agacement et déclara :
— C’est une manière de parler. « Il y a danger devant vous, attention ! »
Trent le dévisagea attentivement.
— On dirait que vous parlez par expérience, mon vieux ?
— C’est vrai.
— Racontez-nous cela !
— Voici un exemple : j’étais en Mésopotamie, juste après l’armistice et, un soir, j’ai regagné ma tente, troublé par un pressentiment : « Danger. Attention. » Je ne comprenais absolument pas de quoi il pouvait s’agir. Je fis le tour de notre camp, pris toutes les précautions voulues contre une attaque possible d’Arabes hostiles. Puis, je rentrai sous ma tente. Dès que je fus à l’intérieur, la sensation devint plus forte. « Danger »… Je finis par sortir en emportant une couverture dans laquelle je m’enroulai et je dormis dehors.
— Et alors ?
— Le lendemain, quand j’entrai sous ma tente, la première chose que je vis fut un immense couteau enfoncé dans ma couchette juste à l’endroit où j’aurais dû être. Je ne tardai pas à découvrir le coupable : un de nos serviteurs arabes dont le fils avait été fusillé pour espionnage. Qu’en pensez-vous, oncle Alington, comme exemple de ce que j’appelle « le signal rouge » ?
Le spécialiste sourit vaguement.
— Ton histoire est très intéressante, mon cher Dermot.
— Mais vous n’y croyez guère ?
— Si, si ! je ne doute pas que tu aies eu la prémonition du danger. Mais c’est l’origine de cette prémonition que je discute. À te croire, elle est venue de l’extérieur, causée par une source inconnue. Mais, de nos jours, nous savons que tout prend en réalité naissance dans notre subconscient.
— Brave subconscient ! s’écria Jack Trent. On l’accuse de tout…
— Je suppose, reprit sir Alington sans accorder d’attention à cette boutade, que cet Arabe s’était trahi par un regard ou un geste que tu n’avais pas remarqué, mais que ton subconscient avait enregistré. Il n’oublie jamais rien. Nous croyons également qu’il peut raisonner et déduire indépendamment de notre volonté. Ton subconscient avait compris qu’on allait essayer de t’assassiner et il a réussi à te faire sentir le danger.
— J’avoue que cela semble sérieux, dit Dermot en souriant.
— Mais beaucoup moins intéressant, déclara Mrs Eversleigh.
— Il est également possible que tu te sois, inconsciemment, rendu compte de la haine que te vouait cet Arabe. Ce que l’on nommait autrefois « télépathie » existe sûrement, mais son origine demeure vague.
— Avez-vous eu d’autres exemples de prémonitions ? demanda Claire à Dermot.
— Oui, mais rien de sensationnel et je suppose qu’on pourrait les expliquer en parlant de coïncidences. Une fois, j’ai refusé une invitation dans une maison de campagne sans autre raison que l’apparition du « signal rouge ». Or, un incendie détruisit cette propriété au cours de la semaine. Par parenthèse, oncle Alington, quel rôle le subconscient a-t-il joué là ?
— Aucun, répondit l’interpellé en souriant.
— Cependant, vous avez trouvé une autre explication. Voyons, ne vous montrez pas cérémonieux en famille.
— Alors, mon neveu, je suppose que tu as refusé une invitation pour la raison toute simple qu’elle ne te séduisait pas ; puis, après l’incendie, tu t’es figuré que tu avais eu la prescience d’un danger, et désormais tu y crois sincèrement.
— C’est inextricable ! s’écria Dermot en riant.
— Peu importe, déclara Violette Eversleigh. Je crois à votre « signal rouge ». Est-ce en Mésopotamie que vous l’avez ressenti pour la dernière fois ?
— Oui… jusqu’à…
— Jusqu’à ?
— Oh ! rien…
Dermot garda le silence car il avait failli dire « jusqu’à ce soir ». Les mots étaient montés à ses lèvres et avaient exprimé une idée qu’il n’avait même pas encore comprise… mais il se rendait compte qu’elle existait : le « signal rouge » sortait des ténèbres et lui criait : « Danger, danger imminent… »
Mais pourquoi ? Quel danger pouvait-il courir dans la maison de ses amis ? Cependant, il y en avait un. Il regarda Claire Trent, admira son teint pâle, son corps svelte, la courbe exquise de sa nuque blonde. Mais ce danger-là existait depuis longtemps et ne risquait pas de devenir grave : Jack Trent était plus encore que son meilleur ami, car il lui avait sauvé la vie en Flandre et avait été décoré pour cela. C’était le meilleur des hommes et Dermot maudissait le jour où il s’était épris de la femme de Jack. Cela passerait sûrement, il allait s’employer à guérir. D’ailleurs Claire ne devinerait jamais et, dans le cas où elle s’en apercevrait, elle n’en souffrirait pas : elle était belle comme une statue, mais tout aussi froide. Pourtant… et bien qu’il eût déjà aimé, Dermot, n’avait jamais éprouvé un sentiment pareil. Mais le « signal rouge » devait s’appliquer à autre chose.
Il regarda autour de la table et, pour la première fois, s’aperçut que leur petit groupe était étrange : son oncle, notamment, n’acceptait jamais une invitation aussi peu cérémonieuse. Pourtant il n’était pas lié avec le ménage Trent et Dermot ne s’était jamais douté qu’ils se connaissaient.
Évidemment il y avait une raison, car un médium assez célèbre devait venir donner une séance après le dîner. Sir Alington se déclarait intéressé par le spiritisme. Ce devait être l’explication.
L’idée frappa l’esprit de Dermot : cette séance cachait-elle la raison de la présence du spécialiste ? En ce cas, quelle était cette raison ? De nombreux petits détails qu’il n’avait pas remarqués jusqu’alors se présentèrent à l’esprit du jeune homme : le grand spécialiste avait dévisagé Claire Trent qui avait semblé inquiète. Ses mains tremblaient et elle paraissait affreusement nerveuse, voire même effrayée. Pourquoi ?
Dermot fit un effort pour ramener son esprit au moment présent. Mrs Eversleigh avait entraîné le savant à parler de son travail.
— Chère madame, lui disait-il, qu’est-ce que la folie ? Je puis vous affirmer que, plus nous étudions ce sujet, plus il nous devient difficile de nous prononcer. Tous, tant que nous sommes, nous dissimulons nos pensées. Mais quand nous allons jusqu’à déclarer que nous sommes le tsar de Russie, on nous enferme ; cependant, avant d’en arriver là, il y a un long chemin à parcourir et, sur le parcours, à quel endroit planterons-nous une borne sur laquelle nous inscrirons : De ce côté la raison, de l’autre la folie ? C’est impossible à déterminer, et j’ajoute ceci : quand quelqu’un a des hallucinations, s’il n’en parle pas nous ne pourrons jamais le distinguer d’un individu normal ; l’étonnante sagesse des fous est fort intéressante à étudier.
Sir Alington but une gorgée de vin avec un plaisir évident et sourit à son auditoire.
— J’ai toujours entendu dire que les toqués sont très rusés, fit observer Mrs Eversleigh.
— Très rusés en effet et, si l’on fait disparaître leur idée fixe, le résultat est désastreux. La psychanalyse nous a d’ailleurs appris que toute modification est dangereuse. L’individu qui présente une certaine idée fixe inoffensive et peut la cultiver se montre rarement agressif. Mais l’homme ou la femme qui paraît absolument normal peut, en réalité, être un danger terrible pour la communauté.
Le médecin posa son regard sur Claire, puis il se détourna et goûta de nouveau son vin.
Une peur affreuse s’empara de Dermot. Son oncle croyait-il vraiment que… ? Et voulait-il faire comprendre sa pensée ? C’était impossible mais…
— Dire que tout cela viendrait du refoulement, soupira Mrs Eversleigh. Je comprends fort bien qu’il faut faire très attention à… à ne pas faire connaître sa personnalité car le danger est épouvantable.
— Vous m’avez mal compris, chère madame ! s’écria sir Alington. Le danger réside dans la matière cérébrale, il est parfois causé par un choc mais parfois aussi, il est, hélas ! congénital.
— L’hérédité est une chose bien triste, soupira la jeune sotte. Il y a la tuberculose et tout le reste.
— La tuberculose n’est pas héréditaire, répliqua le médecin d’un ton sec.
— Vraiment ? J’avais toujours cru qu’elle l’était. Et la folie se transmet donc ? C’est effrayant ! Quelles autres maladies peuvent l’être ?
— La goutte, répondit Alington en souriant, et le daltonisme. Dans ce dernier cas, c’est assez intéressant : il se transmet directement au mâle, mais il est latent chez les femelles. De sorte qu’il y a beaucoup d’hommes daltoniens, mais une femme doit avoir une mère daltonienne à l’état latent et un père qui l’est nettement. Toutefois, le cas se présente rarement et c’est ce qu’on appelle l’hérédité limitée par le sexe.
— Que c’est intéressant ! Mais il n’en est pas de même pour la folie ?
— Elle peut être transmise aux deux sexes indifféremment, répondit sir Alington qui poursuivit : Je suis venu tout exprès pour voir cette étonnante Mrs Thomson. Pourtant il n’a pas été nécessaire de me supplier, ajouta-t-il galamment.
Claire acquiesça d’un sourire et sortit de la pièce, une main posée sur l’épaule de Mrs Eversleigh.
— Je crains d’avoir « parlé boutique », fit observer le savant. Excusez-moi, mon cher.
— Aucune importance, répondit Trent d’un air indifférent.
Mais il paraissait tourmenté, inquiet et, pour la première fois, Dermot se sentit de trop en compagnie de son ami. Il y avait entre eux un secret qu’ils ne pouvaient partager, malgré leur vieille intimité. Pourtant la chose était invraisemblable, car, en somme, sur quoi se basait-il ? Sur deux regards et la nervosité d’une femme ?
Ils ne s’attardèrent pas sur leur porto et entrèrent dans le salon juste au moment où l’on annonçait Mrs Thomson.
Le médium était une femme replète, d’âge moyen, affreusement vêtue de velours grenat ; sa voix sonore était encore plus vulgaire.
— J’espère ne pas être en retard, dit-elle à Claire ; vous avez bien dit 9 heures, n’est-ce pas ?
— Vous êtes absolument à l’heure, madame, répondit Mrs Trent de sa douce voix quelque peu voilée. Notre petit cercle est au complet.
Suivant la pratique habituelle, aucune autre présentation n’eut lieu mais le médium jeta sur l’assistance un regard pénétrant.
— J’espère que nous aurons de bons résultats, dit-elle gaiement. Je ne saurais vous dire à quel point j’ai horreur de ne pas réussir. Je pense que Shiromako – mon contact japonais – pourra venir ce soir ; je me sens en pleine forme et, au dîner, j’ai refusé un plat que j’aime et qui est lourd.
Dermot écoutait, il était à moitié amusé, à moitié écœuré. Que tout ceci était donc prosaïque ! Cependant ne jugeait-il pas sottement ? Car, en somme, tout était normal et le don des médiums était véritable, encore que mal connu. À la veille d’une opération délicate un grand chirurgien pouvait surveiller sa nourriture. Pourquoi n’en serait-il pas de même de Mrs Thomson ? Les chaises étaient disposées en cercle et les lumières pouvaient être intensifiées ou baissées. Dermot constata qu’il n’était pas question de procéder à des vérifications et que sir Alington n’examinait pas le médium. Non, sa présence avait un autre but. Dermot se souvint que la mère de Claire était morte à l’étranger assez mystérieusement. S’agissait-il d’hérédité ?
Il fit un effort et ramena son esprit vers l’instant présent. Chacun s’assit et on éteignit les lumières, à l’exception d’une petite lampe à l’abat-jour rouge, posée sur une table au fond de la pièce. Pendant un moment, on n’entendit que la respiration régulière du médium qui devint de plus en plus forte. Puis, si brusquement que Dermot sursauta, un coup violent se fit entendre au fond du salon, suivi d’un second du côté opposé, après quoi une rapide succession de chocs s’égrena et, quand ils se turent un éclat de rire moqueur traversa la pièce. Puis le silence revint avant d’être à nouveau rompu par une voix absolument différente de celle de Mrs Thomson, une voix aiguë aux accents étranges.
— Je suis ici, messieurs, annonça-t-elle. Ou…ii, je suis ici. Vous voulez poser questions à moi ?
— Qui êtes-vous ? Shiromako ?
— Oui, moi Shiromako. Suis arrivé depuis très longtemps. Moi travaille et moi très heureux.
D’autres détails sur la vie du Japonais suivirent. Ils étaient sans intérêt et Dermot en avait souvent entendu autant. Tout le monde était très heureux. Des messages émanant de vagues parents furent ensuite transmis, mais d’une façon assez floue pour s’appliquer à n’importe quoi. Une vieille dame, qui dit être la mère d’une des personnes présentes, se manifesta assez longtemps et répéta des conseils d’almanach avec entrain.
— Autre esprit veut communiquer à présent, annonça Shiromako. Lui avoir très important message pour un des messieurs.
Il y eut un silence ; puis une autre voix s’éleva et commença chacune de ses phrases par un ricanement démoniaque :
— Ha, ha, ha, ha ! Faut pas rentrer chez vous. Suivre mon conseil.
— À qui parlez-vous ? interrogea Trent.
— À l’un de vous trois. Si j’étais lui, je ne rentrerais pas. Écoutez-moi. Danger… du sang… pas beaucoup de sang, mais bien assez… Non… ne rentrez pas…
La voix faiblit et répéta « ne rentrez pas… » Puis elle s’éteignit, et Dermot sentit se glacer son sang, car il était convaincu que l’avertissement le visait et qu’il courait un danger.
Le médium soupira, puis gémit… Mrs Thomson revenait à elle. On ralluma l’électricité et, au bout d’un instant, la voyante se redressa et ses paupières battirent.
— Était-ce intéressant ? Je l’espère…
— Très intéressant. Merci infiniment, Mrs Thomson.
— Je pense que c’était Shiromako ?
— Oui, et d’autres…
— Je suis exténuée – c’est toujours épuisant. Je suis contente que ce soit réussi. J’avais peur d’un échec, il y a une drôle d’atmosphère ce soir, dans cette pièce.
Elle regarda tour à tour par-dessus ses épaules, puis les haussa d’un air malheureux et dit d’une voix craintive :
— Cela ne me plaît pas… Y a-t-il eu une mort subite parmi vous récemment ?
— Que voulez-vous dire « parmi nous » ?
— Dans votre famille ? Chez vos meilleurs amis ? Non ? Si je voulais donner dans le drame, je dirais que la mort flottait par ici ce soir. Oh ! ce n’est, sans doute, qu’une idée à moi. Au revoir, Mrs Trent, je suis contente que vous soyez satisfaite.
Mrs Thomson sortit, drapée dans son velours grenat.
— J’espère, sir Alington, murmura Claire, que cela vous a intéressé.
— Cette soirée fut passionnante, chère madame. Merci mille fois de me l’avoir procurée. Je vous souhaite le bonsoir. Je crois que vous allez tous à une soirée dansante ?
— Ne voulez-vous pas nous accompagner ?
— Non, non. J’ai pour règle d’être toujours couché à 11 h 30. Bonsoir, mesdames. Ah ! Dermot, je voudrais te dire un mot. Peux-tu m’accompagner ? Tu pourras rejoindre tes amis à la salle Grafton.
— Certainement, mon oncle. Je te reverrai là-bas, Trent.
Pendant le trajet jusqu’au domicile du médecin, dans Harley Street, l’oncle et le neveu n’échangèrent que peu de mots. Le premier s’excusa d’avoir emmené Dermot et lui promit de ne pas le retenir longtemps.
— Veux-tu que je fasse attendre la voiture, mon garçon ? demanda-t-il comme ils la quittaient.
— Ne prends pas cette peine, oncle Alington, je trouverai un taxi.
— Parfait. Je n’aime pas faire veiller Charlie plus qu’il n’est nécessaire. Bonsoir, Charlie… Où diable ai-je mis ma clef ?
La voiture s’éloigna tandis que le spécialiste fouillait dans ses poches. Il reprit enfin :
— J’ai dû la laisser dans mon autre pardessus. Veux-tu sonner ? Je pense que Johnson est encore debout.
En effet, le calme valet ouvrit la porte immédiatement.
— J’ai égaré ma clef, lui expliqua sir Alington. Apportez-nous du whisky et du soda dans la bibliothèque, s’il vous plaît.
— Certainement, monsieur.
Le médecin se dirigea vers cette pièce, alluma, puis fit signe à Dermot de fermer la porte.
— Je ne te retiendrai guère, lui dit-il, je désire te parler : me tromperais-je en disant que tu as un certain… penchant pour Mrs Jack Trent ?
Son neveu rougit violemment et répliqua :
— Jack Trent est mon meilleur ami.
— Ce n’est pas une réponse. Je suppose que tu considères mes idées sur le divorce et tout ce qui s’y rattache comme trop puritaines ; mais je veux te rappeler que tu es mon seul parent proche et, par conséquent, mon héritier.
— Il n’est pas question de divorce, répliqua sèchement Dermot.
— Certainement et ce pour une raison que je connais sans doute mieux que toi. Je ne puis te l’exposer à présent mais je tiens à l’avertir : Claire Trent n’est pas pour loi.
Le jeune homme fixa sur son oncle un regard calme.
— Je comprends fort bien… et, si tu me permets de te le dire, mieux que tu ne crois. Je connais la raison de ta présence chez les Trent ce soir.
— Comment ? (Le spécialiste était stupéfait.) Comment l’as-tu apprise ?
— Appelle cela une intuition ! Mais n’est-il pas vrai que tu étais là au titre de ta spécialité ?
Sir Alington se mit à marcher de long en large.
— Tu as parfaitement raison. Bien entendu, je ne pouvais te la révéler moi-même, quoique je craigne qu’elle soit bientôt de notoriété publique.
Le cœur de Dermot se serra.
— Es-tu donc… certain ?
— Oui, il y a de la folie dans cette famille du côté de la mère. C’est un triste, très triste cas.
— Je ne puis y croire.
— Ce n’est pas étonnant. Aux yeux du profane les signes sont peu apparents.
— Et pour un expert ?
— L’examen est concluant et, dans des cas semblables, le malade doit être enfermé aussi vite que possible.
— Juste ciel ! soupira Dermot. On ne peut interner quelqu’un sans motif.
— Mon cher enfant, on n’agit ainsi que lorsque sa liberté constitue un grave danger pour la communauté.
— Un danger ?
— Très grand… Probablement sous forme de manie homicide ; tel était le cas pour la mère.
Dermot se détourna en gémissant et enfonça son visage dans ses mains. Claire… la belle Claire aux cheveux d’or.
— Étant donné les circonstances, reprit l’oncle, j’ai estimé de mon devoir de te prévenir.
— Claire… ma pauvre Claire.
— Certes, nous devons tous la plaindre.
Dermot leva la tête :
— Je n’y crois pas.
— Quoi ?
— Je répète ; je n’y crois pas. Les médecins commettent des erreurs, tout le monde le sait. De plus, ils ne voient que leur spécialité.
— Mon cher garçon !… cria sir Alington, furieux.
— Je te dis que je n’y crois pas… et, d’ailleurs, quoi qu’il en soit, j’aime Claire. Si elle veut me suivre, je l’emmènerai au loin, hors de la portée de ces illuminés de médecins. Je la protégerai, la soignerai, l’abriterai avec mon amour.
— Tu n’en feras rien ! Es-tu fou ?
Dermot fit entendre un rire ironique.
— Tu vas sûrement le prétendre !
— Écoute-moi ! (Le visage de l’aliéniste était cramoisi de fureur.) Si tu fais une chose aussi scandaleuse, tout sera fini entre nous. Je supprimerai la rente que je te verse et je rédigerai un autre testament léguant aux hôpitaux tout ce que je possède.
— Tu peux faire ce que tu veux de ton maudit argent, répliqua Dermot d’une voix sourde. Moi, j’aurai la femme que j’aime.
— Une femme qui…
— Si tu prononces un mot contre elle, je te tuerai…
Un léger cliquetis de verres les fit se retourner : Johnson, qu’ils n’avaient pas entendu venir dans le feu de leur querelle, était entré, portant un plateau. Son visage de serviteur bien stylé était impassible, mais Dermot se demanda ce qu’il avait entendu.
— Très bien, Johnson, lui dit son maître. Vous pouvez aller vous coucher.
— Merci, monsieur, bonne nuit, monsieur.
Le domestique sortit.
L’oncle et le neveu se regardèrent, calmés par cette interruption. Dermot dit :
— Mon oncle, je n’aurais pas dû te parler ainsi. Je comprends que tu as, du point de vue auquel tu te places, parfaitement raison. Mais j’aime Claire Trent depuis longtemps et je ne lui en ai jamais rien dit parce que Jack est mon meilleur ami. Mais, vu les circonstances, cela ne compte plus et l’idée qu’une question d’argent puisse me retenir est absurde. Je crois que nous avons dit tout ce qui importait. Bonsoir.
— Dermot…
— Il est tout à fait inutile de discuter. Bonsoir, mon oncle. Je suis désolé, mais la cause est entendue.
Il sortit rapidement et ferma la porte. Le vestibule était dans l’obscurité. Dermot le traversa, ouvrit la porte qui donnait sur la rue et claqua le lourd battant derrière lui. Un taxi venait de déposer des clients un peu plus haut. Dermot le héla et se fit conduire à la salle Grafton.
Arrivé sur le seuil de la salle de bal, il resta debout un instant, pris de vertige. La bruyante musique de jazz, les femmes souriantes – il lui semblait avoir passé dans un autre hémisphère. Avait-il rêvé ? Cette sombre conversation avec son oncle avait-elle vraiment eu lieu ? Tout à coup, Claire passa devant lui, en dansant. Dans sa robe blanche et argent qui la gainait étroitement, elle avait l’air d’un grand lis ; elle lui sourit, son visage était calme. Il devait avoir rêvé.
La danse s’achevait et, bientôt, Claire était auprès de lui… Il l’invita à danser et, tandis que la discordante musique recommençait, elle était dans ses bras.
Soudain, il la sentit fléchir et lui demanda :
— Êtes-vous fatiguée ? Voulez-vous que nous nous arrêtions ?
— Oui, si cela ne vous ennuie pas. Tâchons de trouver un coin où nous puissions parler. J’ai quelque chose à vous dire.
Ce n’était pas un rêve. Dermot retomba sur terre. Comment avait-il pu croire que son visage était serein ? Il était au contraire plein de terreur. Que savait-elle au juste ?
Il trouva un coin tranquille et s’assit auprès d’elle.
— Alors, dit-il en affichant une gaieté qu’il n’éprouvait pas, vous avez quelque chose à me dire ?
— Oui… (Elle baissait les yeux et jouait nerveusement avec la frange de sa ceinture.) Mais c’est assez difficile.
— Dites-le-moi tout de même.
— Voici : je voudrais que vous… partiez pendant quelque temps.
Il fut stupéfait car il s’attendait à tout, sauf à cela.
— Vous voulez que je parte ? Pourquoi ?
— Il vaut mieux être sincère, n’est-ce pas ? Je sais que vous êtes un homme d’honneur, et aussi mon ami… Je désire que vous partiez parce que… je me suis éprise de vous…
— Claire…
Il ne savait que répondre ; elle reprit :
— Je vous en prie, ne croyez pas que je sois assez vaniteuse pour penser que vous… pourriez m’aimer aussi… Seulement je… je ne suis pas très heureuse… et… oh ! mieux vaut que vous partiez.
— Ne savez-vous donc pas, Claire, que je vous aime follement depuis le jour où nous nous sommes rencontrés ?
Elle leva vers lui un regard stupéfait :
— Vous m’aimez ?
— Depuis le premier jour.
— Oh ! s’écria-t-elle, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit alors ? À l’époque où j’étais libre ? Maintenant il est trop tard. Non, je suis folle et je ne sais plus ce que je dis… je n’aurais jamais pu être à vous.
— Pourquoi ? Que signifient ces mots « il est trop tard » ? Pensez-vous à mon oncle ? À ce qu’il sait et à ce qu’il pense ?
Elle acquiesça sans mot dire et sa figure ruissela de larmes.
— Écoutez-moi, Claire, il ne faut pas croire tout cela, n’y pensez plus. Vous allez venir avec moi dans les mers du Sud, dans les îles qui ressemblent à des bijoux verts. Nous serons heureux et je veillerai sur vous. J’écarterai de vous tout danger.
Il l’entoura de ses bras, l’attira vers lui et la sentit trembler à son contact. Mais, soudain, elle se dégagea vivement.
— Non, non, non. Ne comprenez-vous pas ? Je ne peux plus, maintenant. Ce serait laid…
Dermot hésita, déconcerté par ses paroles et elle le regarda d’un air suppliant.
— Je vous en conjure… je veux être honnête.
Il se leva et s’éloigna en silence ; il était ému et torturé… En allant chercher son chapeau et son pardessus, il rencontra Trent qui lui dit :
— Comment ! Tu pars déjà ?
— Oui, je n’ai pas envie de danser, ce soir.
— La soirée n’est pas attrayante, répondit Jack tristement. Mais tu n’as pas mes soucis…
Dermot se demanda avec effroi si Trent n’allait pas se confier à lui ce qu’il ne voulait à aucun prix.
— Au revoir, dit-il, je rentre chez moi.
— Chez toi ? Et l’avertissement des esprits ?
— J’en accepte le risque. Bonne nuit, Jack.
L’appartement de Dermot n’était pas éloigné ; il marcha avec l’espoir que la brise nocturne calmerait sa fièvre. Arrivé devant la maison, il ouvrit la porte et alluma l’électricité dans sa chambre. Puis, aussitôt, pour la seconde fois de la soirée, l’impression qu’il appelait le « signal rouge » l’envahit si complètement qu’il en oublia même Claire.
Le danger… il était en danger, en cet instant, dans sa chambre, en grand danger… Il tenta vainement de se juger ridicule mais sans grand effet car, en somme, jusqu’alors, le « signal rouge » l’avait toujours préservé du désastre. Tout en se moquant un peu de sa superstition, il fit le tour de son logement car il n’était pas impossible qu’un malandrin s’y fût introduit. Mais il ne trouva rien. Milson, son domestique, était absent et l’appartement était complètement vide.
Il rentra dans sa chambre et se déshabilla lentement… Le sentiment du danger était de plus en plus fort. En allant prendre un mouchoir dans la commode, il demeura figé : un objet dur et lourd occupait le centre du tiroir. D’un geste nerveux, Dermot écarta le mouchoir qui cachait un revolver.
Stupéfait, Dermot l’examina. L’arme était d’un modèle peu courant et une balle avait été tirée récemment, Quelqu’un l’avait mise là dans la soirée, car il était certain qu’elle ne s’y trouvait pas quand il s’était habillé avant le dîner.
Il allait la remettre dans le tiroir quand le bruit d’une sonnette le fit tressaillir. Elle retentit plusieurs fois et résonna fortement dans le silence de la nuit.
Qui pouvait venir à cette heure ? La question faisait naître une seule réponse : « Danger… danger… danger… »
Poussé par un instinct qu’il n’identifiait pas, Dermot éteignit la lumière, enfila une livrée et alla ouvrir la porte du vestibule. Il y avait deux hommes sur le palier et, derrière eux, il aperçut l’uniforme bleu d’un policeman.
— Mr West ? demanda le premier visiteur.
Dermot crut avoir mis longtemps à répondre, mais en réalité, il ne s’écoula que quelques secondes avant qu’il ait répondu, en imitant assez bien le ton indifférent de son valet :
— Mr West n’est pas encore rentré. Que lui voulez-vous à cette heure-ci ?
— Pas encore rentré. Bien. Nous allons l’attendre.
— Non.
— Écoutez, mon garçon, je suis l’inspecteur Verall, de Scotland Yard, et j’ai un mandat d’arrêt au nom de votre maître… Vous pouvez regarder…
Dermot fit semblant d’examiner le papier qu’on lui tendait et demanda avec stupeur :
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a commis un assassinat. Sir Alington West, de Harley Street…
Affolé, Dermot recula, entra dans son petit bureau et alluma l’électricité. L’inspecteur le suivit et dit à son compagnon :
— Faites quelques recherches. (Puis, s’adressant à Dermot :) Vous, restez ici, et n’espérez pas aller prévenir votre maître. Comment vous appelez-vous ?
— Milson, monsieur.
— À quelle heure attendez-vous Mr West ?
— Je ne sais pas, monsieur, je crois qu’il est allé à une soirée à la salle Grafton.
— Il en est sorti il y a juste une heure. Vous êtes sûr qu’il n’est pas rentré ici ?
— Je ne pense pas, je l’aurais entendu.
Le deuxième policier reparut ; il tenait le revolver à la main et le remit à l’inspecteur d’un air satisfait. Son supérieur parut enchanté et déclara :
— Voilà une preuve, il a dû rentrer et repartir sans que vous l’entendiez. Il a filé ensuite. Il vaut mieux que je parte. Cawley, vous allez rester ici pour le cas où West reviendrait et vous surveillerez ce domestique, qui en sait sans doute plus qu’il ne l’avoue.
L’inspecteur s’en alla rapidement et Dermot tenta d’obtenir des détails en faisant parler Cawley qui ne s’y refusait pas.
— L’affaire est claire, déclara-t-il. Le crime a été découvert très vite. Le domestique, Johnson, venait à peine de se coucher quand il crut entendre une détonation ; il est redescendu et a trouvé sir Alington mort… tué d’une balle en plein cœur. Il nous a téléphoné tout de suite, nous sommes arrivés et avons recueilli sa déposition.
— Elle a éclairé l’affaire ? risqua Dermot.
— Absolument. Le jeune West est arrivé avec son oncle et ils se querellaient quand Johnson a servi des rafraîchissements. Le vieux menaçait de faire un nouveau testament et votre maître annonçait qu’il allait le tuer. Cinq minutes après on a entendu la détonation. Oh ! oui, c’est clair. Ce garçon n’est qu’un imbécile.
Oui, tout était clair et le cœur de Dermot se serra, tandis qu’il se rendait compte à quel point l’accusation était accablante. Oui, il y avait du danger… un affreux danger et aucun moyen d’y échapper, sauf la fuite… Il se mit à réfléchir et, au bout d’un instant, proposa de faire du thé. Cawley accepta volontiers car, ayant fait te tour de l’appartement, il savait qu’il n’existait pas d’autre issue que la porte d’entrée.
Dermot fut autorisé à se rendre à la cuisine où il mit une bouilloire sur le feu et remua des tasses et des soucoupes. Puis il s’approcha de la fenêtre et souleva le store. L’appartement était au second étage ; à l’extérieur de la fenêtre, il y avait une petite benne utilisée par des ouvriers et qui montait ou descendait sur son câble d’acier.
Dermot sortit par la fenêtre ; il se suspendit au câble qui lui coupa les mains. Il saigna mais il persévéra.
Quelques minutes après, il faisait avec précaution le tour du pâté de maisons ; soudain, il se cogna à quelqu’un qui était debout dans la contre-allée et, à sa grande surprise, il reconnut Jack Trent. Celui-ci paraissait avoir compris le danger de la situation.
— Grand Dieu… Dermot ! Vite, ne reste pas ici.
Saisissant son ami par le bras, il l’entraîna dans une petite rue sombre, puis dans une autre. Ils aperçurent un taxi en maraude, lui firent signe et sautèrent dedans. Trent donna son adresse au chauffeur et dit :
— Pour le moment, nous sommes en sûreté. Quand nous serons chez moi, nous déciderons de ce qu’il faudra faire pour écarter ces idiots. Je suis venu tout de suite dans l’espoir de te prévenir avant l’arrivée de la police, mais il était déjà trop tard.
— Je ne savais pas que tu étais alerté, Jack… Tu ne supposes pas…
— Bien sûr que non, mon vieux, je te connais trop bien. Cependant l’affaire est mauvaise pour toi. Les flics sont venus poser des questions : à quelle heure tu es arrivé salle Grafton, quand tu en es parti, etc. Dermot, qui est-ce qui a pu tuer le vieil Alington West ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais je suppose que c’est le coupable qui a mis le revolver dans mon tiroir. On devait me surveiller de près.
— Cette séance était bizarre : « Ne rentrez pas chez vous. » Le conseil s’adressait à ton oncle. Mais le pauvre vieux est rentré et a été tué.
— Cela s’applique à moi aussi, répondit Dermot. Je suis rentré et j’ai trouvé un revolver et un inspecteur de police.
— J’espère que l’avertissement ne s’applique pas également à moi, dit Trent. Nous voici arrivés…
Il paya le taxi, ouvrit la porte avec son passe-partout et fit monter Dermot par l’escalier obscur jusqu’à son petit bureau, au premier étage. Il ouvrit la porte, alluma l’électricité. Dermot entra et Jack le suivit en disant :
— Pour l’instant, nous sommes à l’abri. Nous pouvons réfléchir et décider de ce qu’il nous faut faire.
— Je me suis conduit comme un imbécile, s’écria Dermot. J’aurais dû faire front car je me rends compte à présent qu’on m’a tendu un piège… Pourquoi ris-tu ?
Car Trent, renversé contre le dossier de sa chaise, était secoué d’un rire inextinguible et affreux. L’homme lui-même était horrible à voir et ses yeux brillaient d’un feu étrange.
— Oui, un piège diablement adroit, hoqueta-t-il. Dermot, mon garçon, tu es flambé…
Il attira l’appareil téléphonique vers lui et le jeune homme s’écria :
— Que fais-tu ?
— Je vais appeler les gars de Scotland Yard. Je vais leur dire que leur oiseau est ici sous clef. J’ai fermé la porte en entrant. Inutile de regarder celle qui est derrière moi, elle conduit dans la chambre de Claire qui la ferme toujours de l’intérieur. Elle a peur de moi, tu comprends, et depuis longtemps, car elle devine toujours quand je pense à ce couteau, un couteau bien aiguisé… Non, tu ne pourras pas…
Dermot avait fait un mouvement pour sauter sur Trent, mais celui-ci brandit soudain un revolver.
— C’est le deuxième ! ricana-t-il. J’ai mis l’autre dans ton tiroir… après m’en être servi pour tuer le vieux West. Que regardes-tu par-dessus ma tête ? Cette porte ? Cela ne te servirait à rien, même si Claire l’ouvrait. Pour toi, elle le ferait peut-être… Je t’aurai abattu avant que tu puisses bouger. Je ne te viserai pas au cœur, je me contenterai de t’estropier, afin de t’empêcher d’avancer. Tu sais que je suis un bon tireur. Je t’ai sauvé la vie une fois, idiot que j’étais. Non, je veux te voir pendu, oui, pendu… Le couteau n’est pas pour toi : il est pour Claire, la jolie Claire, si blanche, si douce… Le vieux West le savait, c’est pourquoi il est venu ici ce soir. Pour se rendre compte si j’étais fou ou non. Il voulait m’enfermer pour que je ne puisse pas tuer Claire avec le couteau. J’ai été très rusé car j’ai pris sa clef et aussi la tienne. Je suis parti de la salle Grafton tout de suite. Je t’ai vu sortir de chez ton oncle, je suis rentré, j’ai tiré sur lui et suis reparti aussitôt. Ensuite, je suis allé mettre le revolver chez toi ; j’étais de retour à la salle Grafton en même temps que toi et j’ai glissé ta clef dans ta poche en te disant bonsoir. Peu importe que je te raconte tout cela car nul ne nous entend et, quand tu seras pendu, je serai content que tu saches qui t’a conduit à la mort… Tu n’as aucune échappatoire, et cela me fait rire… Oh ! tellement rire… À quoi penses-tu et que regardes-tu ?
— Je pense à ce que tu as dit tout à l’heure… Tu aurais mieux fait de ne pas rentrer, Trent : le médium parlait pour toi !
— Que veux-tu dire ?
— Regarde derrière toi.
Trent se retourna. Sur le seuil de la porte du fond, Claire se dressait avec l’inspecteur Verall…
Trent agit très vite ; il tira et tomba en travers de la table. L’inspecteur bondit vers lui tandis que Dermot, les yeux fixés sur Claire, n’arrivait pas à coordonner ses pensées ; son oncle, leur querelle, le terrible malentendu, les lois anglaises sur le divorce qui n’eussent jamais permis à la jeune femme de se libérer d’un mari fou. « Nous devons tous la plaindre », avait dit l’aliéniste. Les mots prononcés par elle « ce serait laid »… Oui, mais à présent…
L’inspecteur se redressa et dit d’un air vexé :
— Il est mort.
— Oui, murmura Dermot, il a toujours été bon tireur…